
On m'appelle Pacha. Je
suis un Himalayen, ce qui signifie que je suis magnifique et que j'ai
droit à tous les égards. Pourtant, malgré mes protestations, ma
juste revendication à être traité selon mon rang, je ne récolte
que moulée insipide, caresses distraites et des tonnes
d'incompréhension.
À mon âge, je
ne changerai pas, mes demandes sont claires et non négociables. J'exige que l'on s'occupe de moi, que l'on me
cajole et me regarde avec dévotion. C'est la moindre des choses pour
les humains qui ont le privilège de vivre en ma présence. Alors je
proteste, je réclame à grands cris un peu de considération. Je
suis tenace et je persiste, ce n'est pas moi qui abandonnerai. Je ne
comprends pas comment, elle, la seule femelle humaine de la maisonnée
a pu changer en si peu de temps.
Au début, elle me
gratifiait de caresses généreuses, de regards admiratifs. À
l'époque, elle ne vivait pas toujours sous mon toit. C'était le
doux temps de nos fréquentations. Puis, elle est venue s'installer à
demeure et graduellement les choses ont changé. Elle m'a pris en
grippe pour je ne sais quelles raisons. N'a-t-elle pas conscience de
l'honneur que je lui fais, elle que j'ai élue comme ma préférée?
Nul mouvement de gratitude, au contraire, elle me néglige au profit
de deux sangs mêlés, une obèse et un pelé de surcroît. Alors que
moi, le splendide aux longs poils soyeux, aux yeux bleu saphir, je
pâtis comme un misérable dans l'espoir d'une miette d'attention.
C'est honteux !
À l'évidence, n'avons-nous pas
mille raisons de nous soutenir ? Je me fais vieux, elle, est souvent
ralentie par des traitements qui la laisse sans force. Nous pourrions
partager notre chaleur en bonne intelligence, notre sommeil et nos
rêveries tendrement mêlés... Eh bien non ! Elle me repousse et
s'active aussitôt qu'elle le peut. Moi, je la somme de s'arrêter,
de revenir à la douceur du lit, là où elle pourrait s'occuper de
moi, me tenir compagnie et se reposer bien sagement. Oh, bien sûr,
certains jours elle n'a pas le choix de s'allonger, mais c'est
souvent dans ces moments-là qu'elle pousse l'outrage jusqu'à me
fermer la porte au nez. C'est inconcevable !
Je persiste tout de même
à l'aimer, je ne peux faire autrement, même si je suis scandalisé
par son attitude. Elle doit comprendre où est sa place: à mes
côtés. Tant qu'elle ne le réalisera pas, je le lui répéterai,
répéterai, répéterai. Les humains sont parfois stupides et ne
voient pas ce qui est évident: c'est MOI le maître de la maison.
Elle
entre par la porte des employés. Tout est silencieux. Les sacs de
farine étalent au plancher leurs formes généreuses comme des
lutteurs fourbus. Encore une fois, elle est la première arrivée au
travail.
Vendeuse
de mille-feuilles, quel destin comique pour une amoureuse des mots !
C'est risible, mais c'est bien comme ça. Elle aime ce qu'elle fait
malgré les sarcasmes de ses anciens camarades de classe. Le chouchou
du professeur qui brasse des choux à la crème...Vaut mieux brasser
ça que de la m... comme aurait dit son père.
Tout à
l'heure, les autres vont arriver, sa tribu de pâtissiers, boulangers,
torréfacteurs, préposés aux sandwichs et aux salades. On
commencera par s'éveiller lentement dans l'arôme du café,
l'échange des derniers potins, puis ça sera le rush. Tout Hochelaga
se pressera vers le comptoir au centre du marché.
Puis
viendra la bienheureuse accalmie de 2 h. Elle prendra le temps de
souffler un peu dans les embruns de la fontaine, corps vanné offert
au soleil.
Ça
fait déjà deux mois qu'elle a tourné le dos à son ancienne vie.
Ici, elle se sent simple, vivante. Elle fabrique des douceurs et cela
l'allège de tout l'amer qu'elle a laissé derrière.
Elle a
trouvé un petit appartement. Tout nettoyé, sorti les vieux prélarts, dégagé
les belles lattes du plancher. Elle a réparé les carreaux brisés,
peint les pièces blanches avec des accents de couleurs primaires.
Son
père a guidé les travaux à distance. Le temps de tout terminer,
elle habite encore chez ses parents. Elle part tôt et revient pour
le souper. Il est dans son fauteuil près de la fenêtre. Elle lui
raconte les gestes et les accomplissements. Son regard sur elle est
tendre et lumineux. Lui comprend qu'elle doit partir, voler de ses
propres ailes hors du nid, elle la petite dernière.
D'abord
il lui a tout balancé: ses craintes et ses pourquoi.
« C'est pour
coucher c'est ça, c'est parce que tu veux coucher !
- Ben
oui p'pa t'as tout compris. À partir de juillet j'ai déjà mon
agenda de rempli, un chaque soir !
- Mais
pourquoi tu veux t'en aller dans la misère ? Ici t'es nourrie,
logée. Attends d'avoir des comptes à payer !
- J'ai
trouvé du travail.
- Ah
oui, pis tes études ?
- J'ai
besoin de partir, travailler, savoir ce que je veux. »
Ce
qu'elle veut c'est quitter, il le sait. L'étau qui se resserre sur
elle, cette détresse qu'elle ne veut pas être seule à porter. En
une année les trois enfants partiront. Son frère prendra femme, sa
soeur prendra mari, elle, prendra la poudre d'escampette, la clef des
champs. Elle part pour sauver sa vie, avec, dans ses bagages la
bénédiction paternelle et la rancoeur maternelle et dans le dos un
sac plein de fantômes tirés de placards vidés dans l'urgence.
Amanda
Bourdon joue de l'accordéon. Des chansons de marin qui lui
rappellent son village au bord du fleuve. Des chansons grivoises pour
le plaisir malin de voir rougir ses brus.
Amanda
a le coeur large, bien planté dans un corps solide et exigeant.
Elle n'a pas peur des mots: son Joseph elle l'a pris autant de fois
qu'elle l'a voulu. C'est une fanfaronne qui fait l'école
buissonnière au devoir conjugal. Dans cette belle province abrillée
jusqu'au cou dans la sainte flanelle et les indulgences plénières,
Amanda la rebelle déclare son désir au haut et fort: ses dévotions
elle les fait à sa manière...même chose pour les exploits
sportifs...Ah ! Son Joseph si beau le matin des noces dans l'église
de Lanoraie. Si fort, les manches retroussées à décharger les
bateaux. Ah ! Les beaux voyages qu'ils ont faits, partis l'un vers
l'autre dans l'océan du lit défait. Ah! Ce court temps où elle
n'avait pas encore à se partager entre les bras de Joseph et les
enfants à faire pousser...onze garçons et deux filles...une trâlée
de nez à moucher,de bouches à nourrir. Une meute turbulente,
envahissante, à diriger seule pendant que son homme se crevait à la
tâche.
Amanda
Bourdon n'a pas été la meilleure mère, ni la meilleure épouse,
mais son ardeur elle l'a assumé. Elle les a tous rendus dans leur
grosseur pour le pire et le moins pire...et le meilleur, fuyant comme
de l'eau au creux de la main. C'est
une force de la nature. Elle peut, d'un mot, provoquer des tornades
et faire gronder le tonnerre. Mais est-ce sa faute si Joseph a le
désir collé à la colère, l'un aiguisant l'autre...? Ah les
éclairs dans ses yeux et quel cataclysme quand, la maison vidée de
ses enfants, après les cris et les assiettes fracassées, la tempête
allait finir où elle pouvait..Mais toujours dans le même émoi:
celui du début, celui de leur jeunesse.
Amanda,
c'est toute une femme. Être mère, être épouse dans la béate
résignation, dans l'extinction de ce qui la rend ardente non jamais,
non. Le temps s'en chargera bien. La vieillesse la prendra elle aussi
comme les autres. Mais pas avant son temps, non pas avant.
Amanda
Bourdon joue de l'accordéon pour se consoler de la vie qui va trop
vite, du plaisir qui coûte si cher, de tous les rêves échoués ici
à Montréal où le fleuve se cache la face, perdu dans une forêt de
cheminées crachant des humeurs mauvaises.
Amanda
tire une bouffée de sa pipe. Elle regarde la fumée danser et
s'évanouir. Elle se racle la gorge, s'envoie un petit gin pendant
que l'accordéon repose sur sa cuisse comme un animal essoufflé.
Depuis que Joseph est dans la terre, son coeur fait des siennes, ses
jambes ne la supportent plus. Allez, encore un air pour engourdir le
mal, faire revenir à la surface de la mémoire les joies et des
peines englouties, emboîtées l'une dans l'autre comme des noyés
dans un dernier embrassement :
L'amour
est un petit bateau
qui
s'en va joyeux sur l'onde
voguant
vers des pays nouveaux
Nos
deux coeurs
y
feront le tour du monde
…
Adieu
notre petit bateau
plus
d'amour
plus
rien que des flots.
C'est la nuit
et
déjà l'orage gronde.
Adieu bonheur, beaux jours
souvenirs,tendres
bécots
Adieu notre petit bateau
Charles
Trenet 1937
Amanda
Bourdon ne joue plus. Son accordéon s'est exilé en haut de
l'armoire, sur la tablette à chapeaux. Aujourd'hui elle reçoit de
la visite. On lui a mis sa belle jaquette bleue, coiffé ses cheveux,
ajouté un oreiller pour bien la caler dans son lit qu'elle ne quitte
plus. Marcel, son plus fin et sa femme viennent lui présenter leur
petite dernière, née il y a un mois à peine à la même date
qu'elle. C'est comme un cadeau de Noël avec un peu d'avance, ce
petit paquet de vie serrée entre ses bras. Depuis longtemps déjà,
elle a perdu le compte des petits-enfants, mais celle-là... elle
sera la dernière... de son vivant.
Mon premier mini-polar, un devoir de mon atelier d'écriture...
Je l'ai fait. Encore. C'est plus fort
que moi. Je sais bien que ça ne peut plus durer et qu'un jour on
viendra me cueillir pour m'emmener au frais, à l'ombre.
L'ombre c'est toute ma vie. Enfant je
vivais dans l'ombre de ma sœur, la radieuse, la parfaite aux longs
cheveux noirs que ma mère coiffeuse brossait avec dévotion chaque
soir. Moi j'étais l'autre, l'ombrageuse, à la crinière impossible
à dompter, la cinquième roue du chariot bancal qu'était ma famille
alors.
Ensuite, je suis devenue l'ombre de mes
amies, plus jolies, plus populaires auprès des garçons. Moi je me
contentais de tripotage à la sauvette avec un éconduit en rut me
prenant comme pis aller dans la pénombre musquée d'un sous-sol de
banlieue.
C'est peut-être pour ça que m'est
venue cette façon bien à moi de prendre ma revanche sur mon destin
effacé par la lumière des autres. Ces autres autant idolâtrés que
détestés.
J'ai le travail idéal pour assouvir ma
passion de la manière la plus discrète possible. La grande
quincaillerie où je travaille me fournit les matériaux nécessaires
à ma mise en scène. Mes victimes, je les trouve toujours à
proximité: les salons de coiffure abondent dans chaque ville où je
me fais muter peu après que j'eus signé un autre de mes tableaux
macabres. C'est que, voyez-vous, je suis une artiste !
À leur arrivée sur les lieux, les
enquêteurs reconnaîtrons mon style inimitable : la victime
étranglée, déjà rigide sur la chaise, ses longs cheveux
soigneusement étalés sur sa poitrine, la brosse reposant sur ses
cuisses. Suspendue au plafond par la corde coupable, une lampe de
poche éclaire la scène. En guise de touche finale cette phrase
écrite sur le miroir en arrière-plan : La lumière c'est
mortel.
Mes chers amis, nous voilà ici rassemblés dans le cadre du grand congrès international pour l'avancement de l'humanité. J'ai
la joie de vous divulguer dès aujourd'hui les toutes dernières avancées
de notre quête acharnée pour l'évolution du genre humain. Grâce
à la science, nous pouvons maintenant nous assurer que tous les êtres
humains seront épargnés des malheurs qui ont marqué la vie de leurs
ancêtres.
Désormais,
nous garantissons à chaque nouveau-né un physique sans failles, une
santé parfaite, un intellect performant. Nos critères de sélection
génétique sont
extrêmement rigoureux: seuls les embryons de catégorie A sont menés à
terme. Nous avons trouvé pour les autres catégories des utilités fort
intéressantes pour
la survie de notre humanité améliorée : banque de tissus, de sang,
d'organes. À ce propos, nos différents ateliers vous en feront
l'éloquente démonstration.
Notre
but est de maintenir un standing existentiel à l'abri de la souffrance,
vouant ainsi l'individu à une productivité optimale. Il
y a longtemps, un vieil adage disait que l'erreur est humaine, ce n'est
plus le cas de nos jours. L'erreur est bannie de notre univers. Nous
devons sauvegarder l'ordre parfait de notre société en extirpant
vigoureusement les éléments pouvant générer un quelconque chaos.
À cet égard, j'annonce officiellement l'ouverture de camps pour
déviants dans l'un de nos satellites voués à la récupération des
matières toxiques. Il sera possible dans un futur proche de faire une visite guidée des
lieux, ceci en toute sécurité, car, maintenir le sain dégoût de
l'imperfection sera important pour les générations à venir.
Je vous
invite donc à mettre tout en oeuvre pour perfectionner vos connaissances
en participant aux activités inscrites à votre agenda.
Il en va de notre intérêt... au propre comme au figuré...
Allez, bon congrès à tous !